S.F.X. N°207

La pandémie du Covid-19 n’en finit pas de bouleverser l’industrie du cinéma. Confrontés à une situation inédite, les grands studios commencent à tester des méthodes de distribution innovantes qui font l’impasse sur le cœur historique de la consommation de films : les salles de cinéma. Ce sont les studios Disney qui ont ouvert le bal en annulant la sortie de Mulan pour proposer le film en exclusivité (dans certains pays) sur Disney+ moyennant un supplément. Le coût de celui-ci a d’abord suscité l’incrédulité : l’équivalent de 25 euros aux Etats-Unis ! Qui irait dépenser une telle somme pour voir un film sur petit écran, n’est-ce pas ?! Mais ce raisonnement ne prenait pas en compte le caractère familial de Mulan. On va voir Tenet avec ses amis, on va voir Mulan avec ses enfants. Lorsqu’une famille de quatre personnes va au cinéma, le budget peut vite dépasser les 50 ou 60 euros. Si bien que 25 euros, c’est finalement avantageux ! Et plus la famille est grande, plus l’offre devient alléchante.  

On estime que l’opération va rapporter autour de 150 millions de dollars. Un bilan a priori décevant pour un film qui en a coûté 200, mais il faut aller au-delà des apparences. D’abord, Disney conserve 100% de ces recettes au lieu de 45% du box-office en salles. Ensuite, il convient de corréler ce chiffre avec l’augmentation vertigineuse (+68% !) du nombre d’abonnés que l’offre a suscitée ! Puis, il faut rapporter ce bilan à l’attente très moyenne que le film suscitait : à cause d’un buzz négatif, Mulan n’aurait de toute façon pas généré de raz-de-marée en salles. Enfin, beaucoup de spectateurs potentiels n’ont pas compris l’intérêt de l’offre par rapport au coût d’une sortie familiale au cinéma. Un travail de pédagogie reste à faire.

Le pari était très risqué, mais il s’est donc soldé par un succès inattendu : il prouve que le grand public est disposé à faire l’impasse sur les salles si les conditions sont réunies. Partant de là, on peut facilement imaginer un vrai « carton » de streaming avec un film plus porteur, et une offre mieux expliquée. Le studio a d’ailleurs annoncé le recentrage d’une partie de son activité cinéma sur Disney+… De son côté, Warner Bros. a embrayé avec une offre « mixte » tout aussi innovante : Wonder Woman va sortir le même jour en salles, là où elles sont ouvertes, et en streaming sur HBO Max. Une manière de donner le choix aux fans. C’est dire si la situation est grave pour le cinéma en salles.

Va-t-on pour autant vers la mort des salles obscures ? C’est aller vite en besogne, car la situation actuelle n’est pas amenée à perdurer. Une fois la pandémie derrière nous, la plupart des spectateurs retourneront en salles. Car cette expérience ne peut pas être reproduite à la maison. Même si l’on est équipé d’un home cinéma de pointe, on fait l’impasse sur l’expérience émotionnelle, sur la « communion » avec les autres spectateurs : on rit davantage, on sanglote davantage, on frémit davantage… si d’autres s’esclaffent, tremblent ou pleurent avec nous. Issu du spectacle vivant, le cinéma est un art du partage : il prend vraiment vie lorsqu’on le partage avec le plus grand nombre – et sur le plus grand écran possible.

Alain Bielik